Exposition, fragilités

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Nous, enseignant.e.s, faisons un travail exposé. A tout moment, nous exerçons sous le regard direct de nos élèves et indirect de leurs parents, et nous sommes surveillé.e.s de près ou de loin par les différents niveaux de la hiérarchie, à commencer par les directions. Cette position constitue un état de fragilité spécifique. Il ne s’agit pas de se plaindre de cette position exposée, mais de la reconnaître comme un fait constitutif du métier enseignant, et qui appelle donc une analyse et des réponses.

Avant d’en venir aux excès et dérives auxquels cela peut conduire, il faut reconnaître le droit légitime des élèves et à leurs parents d’avoir des réponses à leurs questions usuelles, dans le cadre de la bonne compréhension du travail demandé. Mais cette relation pédagogique essentielle n’autorise pas à la remise en question de la constitution des matières et des pédagogies et didactiques qui sont la prérogative des équipes d’enseignant.e.s, dans les limites données par les plans d’études et la loi.

Sous prétexte de la responsabilité pédagogique que leur confère la loi, des directions d’établissement se saisissent des plaintes d’élèves et de parents, souvent peu formalisées, et poussent les auteurs des récriminations, avant toute vérification, à formaliser ces dernières par écrit et à les leur adresser, pour augmenter la pression sur les enseignant.e.s.

Ces plaintes ou d’autres observations écrites des directions se trouvent souvent être conservées en-dehors des dossiers personnels légaux des enseignant.e.s. Ces éléments sont ainsi dissimulés et ressortent au moment où la hiérarchie le considère opportun. Cette pratique a un nom: le dossier gris. Elle est en théorie proscrite, mais les hiérarchies n’en ont cure. C’est même encore pire. Les dossiers gris peuvent être garnis de légendes anciennes, colportées, qui ressurgissent au besoin, pour charger le dossier officiel. Le dossier personnel est ainsi manipulable par l’Etat-employeur.

A cela, il faut ajouter les excès des dispositifs plus ou moins ordinaires du contrôle par la surveillance: les visites et les entretiens. Plus ou moins ordinaires dit-on, parce qu’ils ne sont encadrés par aucune norme, laissant les directions totalement souveraines de la fréquence et de l’intensité de ce qu’elles imposent.

Les élèves et leurs parents ont des droits, mais ils n’ont pas celui de la mise au pilori et de la construction de l’opprobre publique. Or, dans ces cas-là, mais au fond dans toutes les situations d’exposition inconsidérées, les enseignant.e.s se retrouvent seul.e.s, lâché.e.s. L’aide que l’employeur devrait apporter, notamment sur le plan juridique est trop souvent refusée. Chacun.e est invité.e à agir pour son propre compte en cas de problèmes.

Une précision encore sur l’étendue de l’exposition. Les enseignant.e.s sont tenu.e.s à un devoir de fidélité, qui s’étend au-delà des heures et du lieu de travail. Il en va d’ailleurs de même des employé.e.s des services publics, en particulier de celles et ceux qui exercent des fonctions exposées. Il est donc possible d’être sanctionné.e professionnellement pour des faits intervenus en-dehors du temps et de l’espace scolaire. La justice communique d’ailleurs aux autorités d’engagement (DGEO, DGEP) toute ouverture d’une enquête pénale contre un.e enseignant.e.

Pouvons-nous parler?

Le devoir de réserve et le secret de fonction sont dans la pratique détournés et utilisés par la hiérarchie comme des armes pour refuser le droit à la parole, au-delà de leur réelle portée (nous y reviendrons). Cette invocation établit une asymétrie dans la prise de parole. La hiérarchie peut parler, puisque qu’elle se tiendrait naturellement aux limites du secret. Elle a le pouvoir pour ce faire, mais l’enseignant.e ne le peut pas, sous prétexte que sa seule prise de parole enfreindrait le devoir de réserve. L’enseignant.e a certes en dernier recours la parole (anonymisée), dans la presse par exemple. Cet ultima ratio ne donne néanmoins que la parole mais ne modifie en rien le rapport de pouvoir. D’ailleurs, dans tout conflit de travail et indépendamment de la parole, l’Etat-employeur s’exprime et agit en tout temps avec tous les moyens de la puissance publique. Ceux-ci sont considérables, incommensurables avec ceux de l’enseignant.e, seul.e, ou même avec l’aide de son syndicat.

On peut parler, mais de quoi, jusqu’où et avec qui?

Le devoir de réserve se limite en réalité au seul secret usuel de fonction, à savoir celui qui couvre les données qui concernent les élèves et leur famille. Tout le reste relève du droit démocratique à l’appréciation générale ou politique, ou des politiques, un droit fondamental qu’on veut nous enlever, dans une permanente tentative de nous chasser de la parole citoyenne, au prétexte de la confusion entre le travail qui s’opère en partie sur ordre et l’allégeance à une politique. Or, ce n’est pas parce que nous sommes tenu.e.s d’appliquer un certain nombre de règles (plans d’études, dispositions légales) et que nous les appliquons effectivement que nous sommes exclu.e.s de les discuter et de les contester.

Il doit au contraire nous être possible de critiquer les décisions politiques et stratégiques de l’Etat, même s’il est en même temps notre employeur. Cette position relève souvent et peut-être d’abord d’une action collective. Dans ce sens, il existe un droit d’accès des syndicats au personnel et du personnel aux syndicats, avec un droit de communiquer sur tous les problèmes de travail qui nous affectent personnellement ou collectivement.

En-deçà ou en marge de l’action syndicale, il existe un droit de parole, de solidarité et d’entraide mutuelle, un droit au collectif sur le lieu de travail – école. Cela se constitue contre la politique d’atomisation des individus construite par la hiérarchie et les règles de droit, et qui ne préserve que des lieux restreints pour un apparente collectivité, conférence des maître.sse.s par exemple, mais où la parole commune ne peut de toute manière pas s’exercer pleinement. La conférence des maître-sse-s est pourtant un espace essentiel de la prise de position collective. On en mesure l’importance quand elle est purement et simplement supprimée en raison du Covid. Cela permet aux directions de décider de tout sans aucune consultation.

Quel est le devoir d’assistance de l’employeur? Que nous doit l’employeur?

En fait, l’employeur veut pouvoir faire ce qu’il veut, sans avoir aucun devoir prescrit. Il en découle une pratique systématique de fuite devant les problèmes et les responsabilités, au mépris des obligations légales: reconnaissance, assistance, protection (en particulier contre les risques psycho-sociaux que font courir les hiérarchies, pour certaines toxiques), réparation, droit à la santé, à l’intégrité, principe de la proactivité.

Il y a injonction paradoxale: l’enseignant.e est exposé.e et sous contrôle, mais il/elle se retrouve seul.e face à ce qui arrive, à l’exception peut-être d’une aide financière en cas de poursuite pénale qui doit être menée contre un élève ou un parent qui aurait enfreint la loi. Même en parler est interdit à celui.celle qui se trouve face à une situation de crise.
Cette solitude est accrue par la solidarité naturelle entre les niveaux de la hiérarchie. Si le cadre d’en-dessous a fauté, on le couvre, on étouffe l’affaire, ce qui conduit à des actions longues et déterminées, ne serait-ce que pour faire constater les (in)actions.

Qu’est-ce qu’on peut nous imputer en responsabilité?

On objectera que nous cherchons ici à décharger l’enseignant.e de toutes ses responsabilités. C’est évidemment faux.

Les responsabilités relèvent de trois champs: le pénal, le civil, l’administratif. L’enseignant.e est en tout temps responsable pénalement, comme quiconque d’ailleurs, des actes qu’il/elle commet, de ceux qu’ils/elle laisse se perpétrer en omettant d’intervenir, sachant qu’il/elle n’est tenu qu’à une obligation de moyen et pas de résultat. Cela signifie qu’on est tenu d’agir ou d’alerter pour éviter une infraction mais évidemment pas au point de mettre sa propre existence en danger.

Dans les infractions possibles, on donnera comme exemple la mise en danger de la vie d’autrui (127 Code pénal – CP), l’omission de prêter secours (128 CP), les lésions corporelles simple, grave, l’homicide par négligence (117 et 125 CP), la violation devoir d’assistance ou d’éducation (219 CP), l’abus d’autorité (312 CP), la violation du secret de fonction (320 CP).

Les enseignant.e.s sont des agent.e.s de l’Etat. En ce sens, ils.elles engagent la responsabilité civile de l’Etat de par leur (in)action. Autrement, en cas de préjudice subi par un tiers, la réparation est du ressort de l’Etat, qui se retournera contre son agent.e si celui-ci n’avait pas agi avec diligence et responsabilité dans ses actions. La responsabilité administrative recouvre le respect des devoirs légaux, du cahier des charges et des instructions de l’employeur. L’enseignant.e est ainsi tenu au secret de fonction. Il doit s’engager «à fournir des prestations de qualité. Il accomplit ses tâches dans un souci d’efficacité et de conscience professionnelle. Il travaille dans un esprit d’entraide et de collaboration.» Il «doit agir, en toutes circonstances, de manière professionnelle et conformément aux intérêts de l’Etat et du service public, dans le respect des normes en vigueur, des missions et des directives de son supérieur.» (art. 50, LPers) De surcroît, «les membres du corps enseignant s’efforcent d’atteindre les buts assignés à l’école, notamment par la qualité de leur enseignement, par leur autorité et par leur comportement. Ils sont tenus d’appliquer les programmes fixés par le département et d’utiliser les moyens d’enseignement retenus par celui-ci.» (art. 73, LS).

Le fait de ne pas répondre à ces devoirs peut conduire à l’avertissement, voire au licenciement avec effet immédiat en cas de faute particulièrement grave (art. 61 LPers).

Il faut noter que les instructions relèvent de nombreux textes, ce qui implique d’avoir une connaissance générale du cadre légal mais aussi des directives qui s’appliquent au métier d’enseignant.e.
Il convient de relever que ces responsabilités peuvent être imbriquées. Un défaut de surveillance entraînant un accident d’un élève peut conduire à des suites pénales, civile (réparation du dommage) et administrative (avertissement, licenciement).

Ainsi que nous l’avons exposé auparavant, la compréhension très large du devoir de fidélité (au sens de l’art. 50 LPers) implique qu’être mis.e en cause pénalement peut avoir des conséquences administratives, dans le sens où la commission d’un acte répréhensible, même en dehors du travail, peut être constitutif de sanctions administratives (avertissement, licenciement).

Ce que nous pouvons défendre et comment nous défendre? Comment sortir de la fragilité?

Le dossier personnel est un instrument essentiel et décisif. Vous trouverez en complément de ce papier, sur les sites internet de SUD et des organisations fédérées, une lettre-type pour demander la consultation de vos dossiers personnels. Après cela, il sera possible de questionner le service sur le mode: «J’ai consulté, avez-vous d’autres choses à m’imputer? Si c’est le cas, veuillez m’en informer, verser les pièces à mon dossier.» Pour cette opération, nous vous conseillerons volontiers plus personnellement.

Au fond, il s’agit de reconquérir le pouvoir sur notre vie professionnelle et privée et de déterminer le récit de notre vie professionnelle. Nous devons pouvoir intervenir sur ce qui peut exister ou être invoqué contre nous, ou en notre faveur d’ailleurs. Il faut donc avoir connaissance de tout ce qui peut nous remettre en question (lettres d’élèves, de parents), contrer la politique du secret et imposer la protection des données personnelles et l’accès à celles-ci. Dans ce sens, nous défendons l’idée que toute correspondance que reçoit quelque échelon de la hiérarchie doit être communiquée à la personne concernée, immédiatement et sans retard.

De manière générale, il ne faut pas se taire, ne pas se laisser enfermer dans le silence. Si on pense que quelque chose doit être dit (évidemment à l’exception du secret raisonnable de fonction tel que nous l’avons circonscrit plus haut), il faut le dire, au besoin en recourant au syndicat comme agent de médiation.

Il doit s’établir une certaine transparence dans les rapports avec la hiérarchie. Les entretiens doivent afficher le(s) motif(s). Les pièces sur lesquelles il(s) se fonde(nt) doivent être préalablement
communiquées. Les personnes présentes à l’entretien doivent être annoncées. Il doit y avoir un procès-verbal. Tout ce qui apparaît comme informel doit être précisé, et négocié si ce n’est pas au clair.

Au-delà des documents qui viennent motiver un entretien, tout versement de pièces au dossier doit être signalé à la personne. Avec la GED (Gestion électronique des dossiers), il n’y a plus d’impossibilité matérielle ou humaine à cela.

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