Le Département diffuse en ce mois de février dans les établissements le document Prévention des radicalisations et de l’extrémisme violent.

Il est question dans ce texte officiel « d’extrémisme violent » (p. 2) et de la position à adopter pour : les enseignant-e-s, les autres personnels des écoles, ainsi que par les directions. A « l’extrémisme violent » s’ajoute les « radicalisations » (p. 2) soit un processus multiple, les radicalisations, et un positionnement « géométrico-politique », soit l’extrémisme, sans le référentiel. A l’extrême de quoi ? C’est à peine plus précis que la forme de l’action : « violent[e]s ». Nous allons donc répondre à ce propos d’un Etat qui ne s’énonce pas simplement comme notre employeur.

La « définition » qui suit les termes indiqués plus haut n’en sont pas : « soutien à une idéologie extrémiste. » Quelles « idéologies extrémistes » ? Selon quelle(s) grille(s) de lecture politique ? Selon quels outils d’analyse ? Cela comprend-t-il, par exemple, toutes les luttes pour l’autodétermination et l’anti(néo)colonialisme ?

« Acceptation du recours à violence », cela vise-t-il le fait d’y recourir effectivement, ou aussi celui de l’envisager comme une mesure qui peut être légitime, dans certaines situations, et soutenir des luttes passées ou existantes ? En quelques exemples, devrons-nous dénoncer les élèves pro-palestiniens, ou pro-israéliens, ou les deux ? Faudrait-il dénoncer les luttes des partisan-e-s contre l’occupation nazie ? Le soulèvement du ghetto de Varsovie en 1943 ? La révolution hongroise de 1956 contre l’intervention soviétique ? Les milicien-ne-s de la révolution espagnole de 1936 ? La lutte de suffragettes ? La Commune de Paris ? La déclaration de Louise Michel au Conseil de guerre que lui font les Versaillais ? Faudrait-il condamner la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1793 qui proclame dans son article 33 que « La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme », propos que complète l’article 34 qui affirme : « Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé. » et ce que conclut l’article 35 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » A ce texte admirable, il ne manque que la justice et l’émancipation de la féminisation.

« Actes non-conformes à la loi d’un pays » Tous les pays ? Toutes les lois ? L’hébergement d’un étranger en situation irrégulière en Suisse est-il « un acte non-conforme » que nous devrions signaler à la hiérarchie ? Ou notre devoir de délation doit-il s’exercer directement auprès du Service de la population et de la gendarmerie ?

Le fondement des « radicalisations et [de l’]extrémisme violent » est résumé ainsi par notre document officiel: « Processus par lequel une personne adopte des positions toujours plus extrêmes sur les plans politiques, sociaux ou religieux pouvant aller jusqu’au recours à la violence extrême pour atteindre ses buts. » Vaste programme qui dépassera à n’en pas douter les 900’000 fiches et contribuera à ouvrir de nouveaux horizons au conformisme généralisé que dénonçait Cornelius Castoriadis. Totalité de la raison d’Etat et raison d’Etat pour la totalité.

Enseignant-e-s, personnel socio-éducatif, psychologues ; nous serons donc appelé-e-s à « identifier » les situations « hors du commun » (ces derniers guillemets ne sont pas de nous) pour les « reporter » aux directions. Évidemment, l’affreux anglicisme « reporter » évite soigneusement de s’en tenir à « rapporter », trop « cour d’école » peut-être, ou à « dénoncer », trop clair probablement. Une fois la délation opérée, les directions devraient ensuite décider « des mesures de clarification à prendre et des personnes à entendre (parents, spécialistes, …) voire des « instances/partenaires externes » à l’établissement à solliciter, pour répondre et remédier à la situation, dans des délais concordant au risque identifié. » En clair, les directions enquêtent et transmettent les résultats de leur investigation à la Police cantonale, voire communale, puisqu’aucun autre « partenaire » ayant une quelconque compétence n’est identifié.

Dans le détail, nous serions amené-e-s à observer les « comportements de rupture, désintérêt soudain pour la famille, les ami-e-s, l’école, les loisirs ». Soit le quotidien, dans toutes les écoles. Rédiger les « reports » nous prendra à n’en pas douter de longues séquences de notre temps de travail. Il faudra probablement que tout cela soit détaillé et reporté dans les cahiers des charges idoines.

Il faudrait aussi nous attacher à observer « [l’]usage soutenu, voire excessif, des réseaux sociaux virtuels […] ou humains (fréquentation de lieux de culte, communications compulsives via sms, tweets). » Les sms et les tweets relèvent donc des « réseaux humains », et pas des réseaux sociaux virtuels. Nous sommes décidément des ignares en matière technologique. Vite, une formation de « type Fouché » au numérique !

Faudra-t-il que nous ré-autorisions les téléphones portables dans les écoles pour « observer » l’usage qu’en font les élèves, ou, mieux, que nous nous mettions en réseau virtuel avec eux pour les « observer » avec sagacité ? En outre, doit-on organiser un tournus des collègues pour monter des planques devant les lieux de cultes ? Après une formation idoine, naturellement.

Nous devrons encore relever les « modifications des comportements identitaires », « refus des codes de politesse, provocations, menaces verbales ou écrites, remise en cause de l’autorité, emploi d’un langage extrémiste » Question : à qui signaler le dernier départ fracassant de X, quittant le cours en clamant qu’il « s’en bat les couilles ? » Il s’agit pourtant d’un « refus des codes de politesse », de « provocation », de « menace verbale » (voire même physique pour ce qui concerne X), ainsi que d’une « remise en cause de l’autorité ».

Ce n’est pas tout, il faudra encore guetter : « [les] pratiques religieuses hyper ritualisées, demande d’un lieu de prière, repli sur soi, discours stéréotypés. » On se figure ce que signifie la « demande d’un lieu de prière. » Cela étant, le « repli sur soi » et le « discours stéréotypé », sont tellement courants chez les adolescent-e-s et les jeunes adultes, en toute matière et toute circonstance, qu’on se pince de lire ici ces éléments ici comme relevant de ce qui est « hors du commun ».

Accessoirement, une des missions essentielles de l’enseignement est justement la déconstruction des « discours stéréotypés. » et la capacité d’amener les élèves à la construction d’un discours critique, élément décisif d’une construction intellectuelle.

Il faudrait enfin observer les « demande[s] de dispenses (piscine, camps, éducation sexuelle) » Quel qu’en soit le motif ? Vaste programme, encore. Promesse d’innombrables fiches nouvelles et variées, innovantes, riches d’un mouvement infini d’accumulation et de valorisation réciproques.

Pas de panique pourtant, nous dira-t-on, les directions disposeront « d’une grille d’analyse spécifique » pour y inscrire les observations et les résultats des entretiens avec les élèves et les parents, tout en collaborant avec les psychologues, les animateurs-trices santé et infirmiers-ères, sans oublier « l’instance supérieure ». Il n’y en a qu’une ? On en conclut à la page 4 qu’il doit s’agir du DFJC.

En fin de compte, si la situation est digne d’intérêt, probablement selon « la grille d’analyse », le « groupe opérationnel de la plateforme de prévention cantonale » doit être saisi. En cas d’urgence, il faut alors appeler le 117, ce qui nous permet alors de conjecturer que ce groupe est probablement une antenne de la Police cantonale…

Persiflons-nous ? Pas le moins du monde. Ce que nous demande ce dispositif, c’est de nous muer en enquêteurs auxiliaires des polices et des services de renseignement pour faire œuvre de délation relativement à toute une série de comportements, dont plusieurs sont fort courants dans les écoles et ne témoignent de rien de d’autres que de l’adolescence. (On lira avec intérêt l’article de Laurent Bonelli et Fabien Carrié sur « Pour en finir avec quelques idées reçues sur la radicalisation » dans le Monde diplomatique de septembre 2018.) On ne nous demande pas moins que de restaurer le régime de fichage généralisé à l’œuvre par le passé. C’est clairement disproportionné et, pour tout dire, insensé.

On nous demande de surcroît d’adhérer à une vision, à un certain « récit », de ce que devrait être l’institution politique de la société, la chose publique et la légitimité du pouvoir.

Nous sommes des enseignant-e-s, des éducateur-trices, des psychologues, pas des enquêteurs-trices. Ce n’est pas notre métier, et ce n’est pas notre mission. Nous sommes là pour œuvrer à l’éducation, à l’instruction, à l’émancipation des jeunes. Nous sommes là pour les écouter et les aider s’ils rencontrent des problèmes, pas pour les ficher et les « signaler ». Nous sommes là aussi pour promouvoir une société démocratique, valorisant le bien commun, capable de s’auto-instituer explicitement.

Le seul signalement qui nous oblige est celui qui relève de la Loi sur la protection des mineurs. Que l’Etat mette les moyens nécessaires au SPJ pour faire face à toutes les situations de détresse ! Quant aux tâches de sécurité publique, elles ne nous appartiennent pas et nous n’entendons pas en être les indicateurs-trices.

SUD-Education

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